La situation réclame attention – Peau d’âne, surface sensible

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Comme promis à une de mes élèves qui, majoritairement, ne connaissaient pas Peau D’âne, de Jacques Demy (1970). La citation est à moitié innocente. On a évoqué cet extrait avec un certain sourire, qui pourrait laisser croire qu’il s’agit là d’un film avant tout caractérisé par la naïveté. Pourtant, il n’en est rien : si la citation est à moitié innocente, c’est qu’en fait, le film ne l’est pas du tout.
Son matériel, lui-même, le conte de Charles Perrault, est sans doute l’un de ceux qui traitent de ce qu’il y a de plus effroyable dans l’imaginaire enfantin : l’inceste. En effet, la situation décrite est tragique : un roi, au chevet de sa reine mourante, lui promet de se marier s’il existe sur terre une femme plus belle qu’elle, et prononce ainsi, sans le savoir, sa propre condamnation, car il ne sait pas encore que cette seule femme plus belle que sa propre femme, sera sa fille. Pire encore qu’un conte dans lequel un pervers voudrait épouser sa fille, il s’agit ici d’un homme qui ne peut pas faire autrement. Aucun retour à la raison n’est donc possible. On est dans cette situation où tous les protagonistes, la fille du roi en premier lieu, doit se dire « c’est ainsi ». Soumis au fatum, les personnages semblent ne pouvoir suivre que ces rails, sans avoir la moindre marge de manoeuvre. Pourtant, comme dans tous les contes, c’est le franchissement d’un cap décisif par la jeune fille qui va permettre d’échapper au pire : croyant devoir subir le projet de son père, elle va prendre conscience qu’il faut distinguer les différentes amours, et que son devoir d’amour envers son père ne signifie pas qu’elle doive l’épouser. Comment l’apprend elle ? Par l’intermédiaire, principalement, de sa tante, elle-même célibataire mais surtout fée de son état, elle va découvrir que cet amour qu’elle veut vivre, elle le trouvera à l’extérieur du cercle familial, mais qu’il réclamera cette prise d’autonomie qui consiste à refuser de jouer ce rôle que son père veut lui donner au sein de sa famille d’enfance. Or le conte est toujours construit sur ce type de tension entre un état primaire qui se fissure et la possibilité de passer à un autre état, plus adulte, réclamant pour être atteint, le sacrifice de cette part d’enfance qui veut demeurer, mais qui ne le peut plus parce qu’elle est justement la cause du chaos qui ébranle soudain un monde pourtant, au départ, idyllique.
Des mots d’enfants pour dire des problèmes d’enfants dont personne, et en dernier lieu les adultes, ne peut parler aux enfants. Le conte est un texte hybride, moitié puéril, moitié mature, moitié naïf, moitié conscient, un texte monstre peuplé de gosses pris au piège d’enfants devenus eux même monstres (parce que, finalement, qu’est qu’un ogre si ce n’est un enfant qui est devenu grand sans devenir adulte ?) qui porte en son coeur les noeuds les plus serrés des complexes humains.
La version de Jacques Demy n’échappe pas à cette règle. Derrière Catherine Deneuve, ses robes couleur de lune et son cake d’amour, derrière Jean Marais et son hélicoptère le déposant au chateau de Chambord, au delà du kitsch et du mièvre, il y a la tentative de déjouer le tragique contre lequel, si on ne bascule pas d’un monde à l’autre, on ne peut rien.
Un des moments cruciaux de cette hybridation, c’est cette chanson a priori impossible, au cours de laquelle, sous un déluge de guimauve musicale, la fée des Lilas apprend à Peau d’âne dans un mélange d’insouciance légère et de gravité solennelle (toujours cette hybridation), que non, décidément, « on ne marie pas les filles avec leur papa ».
A vrai dire, c’est une bonne partie de l’oeuvre de Jacques Demy qui souffre d’être regardée sous un angle qui est, en fait, réducteur. Un de ceux qui l’ont le mieux deviné, c’est Serge Daney qui, dans Libération, le 14 Juillet 1981, écrivait à son sujet les mots suivants :

« [Le] malheur, c’est qu’on a catalogué Demy comme un gentil cinéaste, léger et un brin nostalgique, bon pour « tous publics » et pour le prestige du cinéma français à l’étranger (Peau d’âne est un « hit » en Chine après l’avoir été en URSS) (…) On n’a pas voulu voir, derrière le charme et la modestie d’un homme, l’orgueil du cinéaste (…)
Car la gentillesse du cinéaste Demy, il ne faut pas trop compter dessus. Ou alors, c’est celle de l’ogre qui raconte d’une voix douce, trop douce, des contes de fées à ses enfants. Ces contes, avec leur alternance de « clean » et d’ordure, sont terrifiants. A mesure qu’il raconte, faisant tous les rôles, les chantant même, l’ogre ne sait plus très bien ce que c’est qu’un enfant, un conte, une fée. Trois énigmes au coeur de ce cinéma faussement limpide. L’enfant, c’est le spectateur le conte, c’est le film et la fée la femme. D’où viennent-ils ? Où vont-ils ? Peuvent-ils mourir ? On ne sait trop. Les enfants viennent peut être du ventre d’un monsieur qui se fait des idées (c’était le sujet, sale et grinçant, de L’Evénement : il déplut) et ils disparaissent en suivant n’importe qui, un joueur de flûte, par exemple (Donovan dans The Pied Piper). Les histoires, c’est la même chose : elles naissent l’une de l’autre, par greffe, mais en un sens elles étaient toutes déjà contenues dans Lola. Et les femmes, fées du logis petit-bourgeois (Deneuve) ou fées tout court qui ont peur de vieillir bien qu’elles soient immortelles (Delphine Seyrig dans Peau d’âne).
On a naïvement vanté Demy pour son « amour de la vie »? D’autres, plus fins, ont flairé dans ses films, au détour d’un plan, une odeur de mort et de décomposition. La vérité, encore plus bizarre, est entre les deux : Demy est le cinéaste des limbes, d’où tout vient pêle-mêle et où tout retourne idem. Et ce « naturel », cette justesse de son ton qu’on admire chez lui, n’est que le regard attentif que porte un mutant sur un monde qui l’intrigue. »

(NB : « L’Evénement » fait référence à un des grands échecs publics dans la carrière de Demy, dont le titre complet est L’Evénement le plus important depuis que l’homme a marché sur la lune. Les autres titres sont aussi du même réalisateur).

Et maintenant, musique :

NB2 : si certains sont cinéphiles, et qu’il apprécient le regard de Serge Daney, ils peuvent en retrouver les chroniques, entre autres, dans les volumes La Maison cinéma et le monde. Cette chronique précise, portant sur Jacques Demy, est extraite du volume 2 : Les Années Libé : 1981-1985

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