L’étude des mythes est, dans le cadre de l’enseignement d’humanités, de littérature et de philosophie de première, l’occasion d’avoir un pied dans la première partie du programme (l’étude de la parole), et l’autre dans le second (la découverte des différentes représentations du monde), parce que le mythe est de toute évidence le fruit d’une certaine conception du monde qui, pour révolue qu’elle soit, n’en demeure pas moins extrêmement influente sur la façon dont on le pense encore et dont on l’habite. Mais ils sont aussi une parole particulière qui, tout en parlant du monde, fait le monde, et l’édifie. Le mythe est un monde immatériel tout entier fait de parole, qui parle du monde réel mieux encore que ne le ferait une description de celui-ci.
C’est que décrire ne suffit pas, il faut comprendre. Et pour comprendre, on ne peut pas se contenter d’observations : il faut établir quelles sont les causes des phénomènes, quelles sont les racines profondes de ce fait accompli devant lequel l’univers met l’homme. La spécificité des mythes consiste dans le fait de placer les causes des éléments du monde, et celles du monde lui-même hors de celui-ci, dans un au-delà inaccessible, hors des limites de l’espace et du temps.
Non-lieu
Le mythe est utopique, au sens où il est un non-lieu. Ses territoires ne peuvent être explorés en y marchant, ils n’ont pas d’autre porte connue que celles que constituent la naissance, la mort, le rêve ou le récit. Les pays qu’on y décrit ne sont situés sur aucune carte qu’on puisse glisser dans sa poche. Les cités y grandissent, puis disparaissent sans laisser d’autre trace que celles que conserve la mémoire collective. De l’Atlantide, on sait seulement qu’elle a disparu.
Le mythe est aussi uchronique : il est hors-temps. Les événements qu’il contient ne peuvent être placés sur la frise de l’histoire, car ils précèdent celle-ci, se situant plus loin que tout temps dont un humain aurait pu faire l’expérience. Il n’y a pas de témoin des phénomènes mythiques. Tout ce qu’il en reste, ce sont les paroles prononcées qui en restituent l’image.
Toutes proportions gardées, les mythes présentent des caractéristiques communes temporelles et spatiales qu’ils partagent avec les contes. Mais là où ces derniers sont des formes qui font écho à des éléments profonds, mais ponctuels du monde, mettant en images et en récits des pulsions sombres enfouies par la culture et l’éducation, là où ils sont comme une descente clandestine à la cave ou au grenier qu’on explore lampe-torche à la main avant de revenir dans les lieux de vie, le mythe est une forme qui englobe la vie dans sa totalité, et en explique les moindres aspects, tout en conservant un mystère définitif sur leur origine, car le mystère nourrit le mystère autant qu’il le dévoile : il dit d’où tout cela vient (pourquoi doit-on travailler ? Pourquoi l’homme est en même temps très puissant et très faible ? Pourquoi aime-t-on ?), mais il ne donne pas accès aux causes, qui se trouvent irrémédiablement hors d’atteinte, et invérifiables. En fait le mythe ne relève pas de la vérité. Il n’est pas vrai que les êtres humains s’aiment parce que Zeus a fait couper les androgynes en deux moitiés qui, depuis, se cherchent. En revanche, et quand bien même plus personne ne pratique les antiques religions polythéistes, et quand bien même personne ne croit en l’existence de Zeus, des androgynes et d’Héphaïstos, cette description de la quête amoureuse et du désarroi dans lequel nous place l’impossible fusion avec l’être aimé demeure juste. Elle permet de trouver sa place dans le monde, et d’y habiter. Le mythe des androgynes demeure une carte permettant de tracer son chemin dans cette existence. On y trouve des repères, des axes, et des perspectives.
Une carte n’est pas le territoire
Mais le mythe n’est pas, à strictement parler, une carte. Ou alors il faudrait le considérer comme une carte orale, n’ayant besoin d’aucun support matériel autre que les mots et la mémoire qu’on en garde. Les mythes sont les premières formes ayant eu la prétention d’avoir quelque chose à voir avec la forme du monde lui-même. Et ce faisant, ils sont aussi ce qui a donné forme au monde, parce qu’en lui servant de fondation, ils ont aussi défini les structures invisibles de l’univers dans lequel l’homme pouvait alors s’inscrire. Ils permettaient de voir au-delà du visible et deviner ce qui se trame sous les phénomènes. Derrière le vent, Éole, sous l’éruption volcanique ? Héphaïstos. Prométhée indiquait d’où vient la singulière puissance des hommes sur le monde, mais en montrait aussi les conséquences potentielles, prédisant la démesure à laquelle la technique invite l’humanité. Tout ce que l’homme ne maîtrise pas trouvait alors une origine invisible. Et la nouveauté, c’est que l’invisible pouvait être dit. La prière, encore aujourd’hui, peut être considérée comme héritière de cette antique conception du monde. La poésie, dont l’origine étymologique se trouve dans le mot grec poiesis, est l’art de créer, de faire surgir ce qui n’était encore que latent. Avant même que la technique joue à son tour ce rôle, le mythe est poésie, au sens où la parole le fait apparaître comme récit prononcé, et entendu, mais aussi au sens où cette parole produit un monde à part entière, dont on voit les événements se dérouler aussi nettement qu’au cinéma : dans la salle obscure, un faisceau de lumière vient, sur un écran, produire un ensemble de phénomènes qui formeront sous nos yeux un monde à part entière, présent et absent à la fois, sensible et impalpable. Et malgré cette façon qu’ont les images en mouvement de se tenir juste au-delà de la frontière du réel, nous vivons pour de bon ces récits, et ils nous semblent parfois que le monde réel en épouse si fidèlement les formes qu’on en vient à se demander de quel côté se trouve ce que, finalement, on peut considérer comme « réel ». De la même façon qu’Achille est la forme parfaite du héros cherchant à se réaliser pleinement, Spiderman, tel que le raconte Sam Raimi, est la forme parfaite de l’adolescent découvrant sa dimension adulte et les pouvoirs magiques que cela suppose. Spiderman n’existe pas réellement, mais l’expérience cinématographique est, elle, réelle. Et Peter Parker est, en tant que personnage, construit selon la forme des adolescents, finalement depuis qu’on lit et qu’on voit ses aventures, on regarde les jeunes gens comme des cas particuliers de l’archétype qu’est Peter Parker.
Le mythe est bien plus qu’une carte, et on peut comprendre en l’observant quelle est la puissance du langage : il est une couche supplémentaire posée sur le monde, dont il épouse les contours tout en le dépassant de toute part. Pour le dire autrement, il offre à l’univers physique une dimension supplémentaire. De la même façon que notre sens de la vue ajoute au monde matériel les couleurs qui n’y sont pas, le mythe ajoute au monde vécu une profondeur, et une perspective.
Onde porteuse
Dans le texte qui suit, Marguerite Yourcenar décrit les mythes grecs comme une constante traversant le temps pour offrir au monde une forme persistante. On sait que parmi les motifs qui mettaient la pensée de Platon en mouvement, il y avait cette inquiétude devant le caractère éphémère de toute chose, comme si le réel échappait à toute saisie, se dispersant en faits particuliers se succédant les uns aux autres. Ce qui sauvait le monde matériel pour lui, c’était le fait qu’on puisse y discerner des formes générales dans lesquelles il soit possible de ranger les phénomènes divers. Ainsi, au-delà de la diversité des organisations juridiques des cités et des peuples, il y avait une seule et même idée du Juste. Par-delà les goûts, aussi nombreux que les êtres humains qui les éprouvent, qui font que chacun trouve son plaisir dans tel style musical, dans tel mouvement artistique, auprès de tels types de corps, il y a une seule et même idée du Beau. Au-dessus du fourmillement et de la diversité des opinions, il y a une seule et même forme du Vrai. La forme, c’est ce qui persiste quand la matière qui la constitue disparaît.
Dans ce qui suit, Marguerite Yourcenar fait du mythe la forme constante de la culture, ce à quoi les autres formes se réfèrent, la source à laquelle elles puisent à leur tour la justesse dont elles ont besoin pour être reçues par de nouvelles générations d’hommes et de femmes. Et parce que les mythes sont avant tout faits de parole, ils sont donc encore ce qui dans le monde parle aux hommes de ce monde. C’est d’ailleurs là leur paradoxe : les mythes sont apparus parce que le monde est muet : quand l’homme demande au monde pourquoi il souffre, le monde ne répond pas, et rien ne permet de témoigner du fait que le monde entende les plaintes des créatures qui l’habitent. Absurde, le monde l’est parce qu’il est sourd et muet. Il ne lui manque que la parole pour qu’il fasse mine d’entendre.
Cette parole qui lui manque, c’est le mythe qui la lui offre. Depuis, il ne s’est plus tu. Il reste en revanche possible que ce soit l’humanité qui fasse désormais la sourde oreille.
Voici donc ce très beau texte de Marguerite Yourcenar. Comme il est constitué d’un grand nombre de couches de références culturelles, je l’ai bardé de notes de bas de page pour le rendre plus accessible. Mais, surtout, si vous avez envie de, simplement, vous laissez aller et vous faire absorber par cet univers inconnu, ne vous en privez pas et lisez Yourcenar sans les béquilles que je vous tends. Il n’y a aucune urgence à comprendre dans le détail chaque parcelle de ce genre de texte. Son caractère volontairement labyrinthique vaut la peine d’être éprouvé tel quel. Quelque chose dans le texte parle, et peu importe tout d’abord qu’on le comprenne ou pas. On est destinataire d’une parole, et cela seul peut, avant toute autre forme de considération, faire sens.
« La mythologie, ou plutôt son utilisation à des fins artistiques ou littéraires, commence à peu près avec Euripide, sinon avec Homère, et a continué jusqu’à nous. Au même rang que l’algèbre, la notation musicale, le système métrique et le latin d’Eglise, elle a été pour l’artiste et le poète européen une tentative de langage universel. L’emploi d’un sujet connu, détails débrouillés d’avance, décor planté de tout temps, permet au dramaturge de vaquer à l’essentiel.
(…)
Une génération assiste au sac de Rome, une autre au siège de Paris ou à celui de Stalingrad[1], une autre au pillage du Palais d’Eté : la prise de Troie[2] unifie en une seule image cette série d’instantanés tragiques, foyer central d’un incendie qui fait rage sur l’histoire, et la lamentation de toutes les vieilles mères que la chronique n’a pas eu le temps d’écouter crier trouve une voix dans la bouche édentée d’Hécube[3]. Chaque fille de Londres ou de Rotterdam[4] cherchant son frère mort sous les débris de maisons bombardées nous rassure sur l’authenticité d’Antigone[5] ; Antigone à son tour nous atteste que cet héroïsme est plus qu’une prouesse individuelle, l’accomplissement, sans cesse renouvelé, d’un devoir aussi ancien que le premier frère et la première sœur. C’est en partie grâce à des générations de pédagogues ânonnant l’histoire d’Achille qu’une image de héros prédestinés s’est imposée à des peuples d’écoliers. Alexandre prenait appui sur Achille, comme Lawrence en Arabie s’appuyait sur La mort d’Arthur[6]. Même quand cette influence ne s’exerce pas de façon directe, elle n’en existe pas moins, grande nappe souterraine où se sont lavés les ancêtres. Le lecteur ne sait pas que Tolstoï écrivant Guerre et Paix se gorgeait de l’Iliade, mais le moins subtil d’entre nous sent que Bolkonski[7] est un avatar d’Hector[8]. A un autre point de vue, l’histoire galante des dieux, à travers l’érudition claustrale[9] du Moyen-Age et la fantaisie de la Renaissance, a contribué à sauvegarder les éléments érotiques de la culture.
(…)
Peintres ou poètes, ils ont tous besoin d’un grand pays bien à eux, celui de leurs songes[10]. Leurs poèmes, leurs tableaux sont les relations de voyage et les croquis de l’explorateur ; ils dessinent le contour de ces terres inconnues dont leur Champlain ou leur Gama[11] se détourneront quand les envahira la foule, mais seulement pour chercher ailleurs et plus loin leur Salente[12] ou leur Eldorado personnel, leur Ile des Bienheureux[13], leur promontoire des Aromates[14] ou des Epouvantements[15]. La tradition grecque a été pour des générations cette clef des Champs-Elyséens[16]. Elle a résolu le double problème d’un système de symboles assez varié pour permettre les plus complètes confessions personnelles, assez général pour être immédiatement compris, et la moindre lecture d’une revue de poésie contemporaine, la moindre visite à une galerie de tableaux, où chaque poète et chaque peintre travaille à recréer en plein chaos un code de signaux personnel, montre à quel point le trafic des idées peut souffrir de ce manque de signalisations universellement acceptées. De Virgile à Paul Valéry[17], elle leur a ouvert à tous la porte d’un pays assez vaste pour que chacun y ait sa province, assez désert pour s’y promener nu, peuplé pourtant de fantômes qui chantent. De très bonne heure, et pour le plus grand bien de l’imagination humaine, le prestige des mythes a peu à peu transformé en concepts mythologiques les lieux eux-mêmes où le mythe prit naissance, établissant ainsi un grand pays fictif parallèle à celui des cartes, où Cythère et Lesbos sont des îles, mais aussi des vues sur l’amour, qui comprend les bouches des Enfers, mais aussi le golfe de Corinthe, où l’Arcadie[18] ressemble tantôt à la Provence, tantôt à l’Angleterre ; et qui se prolonge à l’est par un Proche-Orient de légende, où chaque peintre reconstruit à son gré Jérusalem ou Constantinople, à l’ouest par les murs d’une Rome dont les citoyens arborent le bonnet phrygien et les piques de la Convention[19]. Les cinq cents ans de joug turc, qui firent de la Grèce une terre presque inexplorée, au sujet de laquelle Racine se renseignait auprès de l’ambassadeur de France, ont peut-être aidé à cette superposition des pays imaginaires aux pays réels, mais cette transfiguration s’était produite déjà chez les Grecs eux-mêmes, dans le chœur de l’Œdipe à Colone, où Sophocle contribue à la création d’une Athènes légendaire ; dans la frise du Parthénon, où les magistrats et les recrues se distinguent à peine des dieux ; dans le discours prêté par Thucydide à Périclès qui fait d’Athènes un lieu aussi idéal que La République de Platon. De cette Grèce de légende, Pausanias[20] sera le touriste, Plutarque le chroniqueur, Hadrien le bienveillant mécène. Image universitaire pour les Romains, mais aussi subversive, idéal grec opposé à la routine de Rome, elle s’embellit durant les mille ans du Moyen Age jusqu’à devenir l’exacte antithèse du monde chrétien vécu ; l’Occident excité par le récit des Croisades la pare des splendeurs du Proche-Orient byzantin : les Arianes et les Médées des conteurs s’inspirent des Annes[21] et des Irènes[22] de Constantinople. La Renaissance y met l’individu, condottiere[23] olympique ; le XVIIe siècle y place sa méditation idyllique et sévère sur la destinée humaine : la Révolution y met le citoyen. Le romantisme germanique allait y lâcher l’inspiré tragique dans les forêts saintes.
C’est par un mélange de nostalgies des sens et de disciplines morales exceptionnelles que ce mythe de la Grèce s’est maintenu, grâce aux philosophes autant qu’aux sculpteurs. L’Espagne et l’Italie des romantiques ont vite péri de ce manque de valeurs exemplaires : en moins d’une génération, les Andalouses au sein bruni et les Calabraises à l’œil de braise étaient devenues sujets pour cartes postales, parce que leur poètes n’avaient demandé aux deux péninsules qu’un Eldorado de romance. Mais ce miracle qui ne s’est produit pour l’Italie et l’Espagne que de façon intermittente, avec Stendhal pour Parme et Milan[24], peut-être avec Tolède pour Barrès[25], s’est renouvelé pour la Grèce avec la constance d’un phénomène naturel, ceux qui ne se passionnaient pas pour Hélène se passionnant pour Socrate, ceux qui ne cherchaient pas la trace d’Oreste[26] sur l’Aréopage y cherchant celle de saint Paul[27]. En France surtout, le pli grec a été si bien pris que c’est une Grèce encore que les amateurs d’exotisme sont allés chercher au Nouveau Monde : Paul et Virginie[28] sont un Daphnis et une Chloé[29] des Tropiques : Atala[30], vouée à la mort, est une Iphigénie[31] des savanes. C’est en Algérie, et non en Grèce, que Gide est allé demander des conseils de liberté sexuelle et des excitants pour l’âme, quitte à faire de l’oasis de Touggourt une Grèce pastorale pour Corydon ou pour Amyntas[32]. Les surréalistes, qui se construisirent au fond de l’océan du rêve un univers aussi personnel qu’une cloche à plongeur, ont retrouvé la Grèce par le complexe d’Œdipe[33]. Cette même Grèce enfantine, où les déesses vues d’en bas font figure de géantes sur les plages bleues d’un dimanche méditerranéen, sert à Picasso[34] à exprimer exactement le contraire du songe voluptueux adulte d’un Tintoret ou d’un Poussin. Dans chacun de ces mondes, un poète se meurt, nageur qui retrouve au fond de soi des divinités submergées[35]. André Chénier en fait partie autant par sa naissance que par ses Idylles[36]. L’impératrice d’Autriche y accède par des villégiatures d’été[37]. Byron[38] et Robert Brooke[39] y entrent par leur mort. »
Marguerite Yourcenar ; Mythologie grecque et mythologie de la Grèce,
1943 in En pélerin et en étranger,
[1] Stalingrad
a fait l’objet d’une bataille entre les forces soviétiques et l’armée du 3ème
Reich, entre juillet 1942 et février 1943
[2] Marguerite Yourcenar fait évidemment référence ici à l’épopée d’Homère, scindée en deux volumes, L’Iliade, et l’Odyssée. Précisons que si le premier fait le récit de la guerre de Troie, c’est dans le second qu’Ulysse raconte l’épisode dont il est l’instigateur : l’entrée astucieuse dans Troie des soldats grecs cachés dans un cheval de bois. Ce qu’elle signifie ici, c’est que ce récit est une forme universelle dans laquelle on peut reconnaître des évènements historiques s’étant déroulés depuis. Si elle prend soin d’évoquer le pillage du Palais d’été de l’empereur de Chine, perpétré par des émissaires de l’Angleterre et de la France en 1860, c’est pour marquer le caractère universel de cette « forme » qui semble être le modèle des évènements réels. C’est là le mécanisme que Marguerite Yourcenar veut mettre en lumière : le mythe fonctionne comme un archétype, une forme idéale dans laquelle on va reconnaître des éléments du réel.
Si on voulait trouver un équivalent dans l’art du 20ème siècle, on pourrait peut-être le discerner dans le tableau de Picasso intitulé Guernica : bien qu’intimement lié à la dictature franquiste, et au massacre pratiqué par ce régime sur sa propre population, cette œuvre dépasse, et de très loin, le contexte qui a servi de terreau à sa création, elle a atteint un niveau de représentation beaucoup plus vaste, qui recouvre pour ainsi dire universellement les situations dans lesquelles les peuples se trouvent opprimés par un régime politique despotiquement brutal. La prise de Troie a ici cette puissance évocatrice : on peut y ramener un très grand nombre de situations vécues, comme si cet épisode mythique en était le moule, ou le modèle. Dès lors, pour un artiste, il suffira de l’évoquer, même implicitement, pour qu’immédiatement toute la puissance de ce contenu déferle sur le spectateur.
[3]
Hécube est la femme de Priam, lui-même roi de Troie. Elle est donc la mère de
Paris, qui est celui qui causera le siège de sa propre ville, mais aussi
d’Hector, qui périra sous ses yeux dans un combat singulier avec Achille. Elle
engendrera plus d’une dizaine d’enfants, qu’elle verra faits prisonniers ou mourir
les uns après les autres. Figure du désespoir, elle est au centre de la
Tragédie d’Euripide (5ème siècle Av. J.-C.), Les Troyennes, reprise
par Sénèque dans la pièce du même nom (1er siècle), on la retrouve
aussi, dans les Métamorphoses d’Ovide (1er siècle Av. J.-C.),
lapidée et, transformée en chienne, attrapant les pierres qu’on lui lance avec
les dents.
[4]
Cette ville des Pays-Bas a été bombardée le 14 mai 1940 par l’aviation
allemande.
[5] Fille d’Œdipe, Antigone est LA figure de la fidélité à l’honneur de son frère, Polynice. Celui-ci ayant été condamné par leur oncle commun, Créon, à ne recevoir aucune sépulture, Antigone s’opposa à la volonté de Créon, roi de Thèbes, elle se battra jusqu’à la mort pour que son frère soit dignement inhumé. (cf. Sophocle, Antigone)
[6] Thomas Edward Lawrence, dit Lawrence d’Arabie, était un officier et écrivain anglais. Il vécut à cheval entre 19ème et 20ème siècle. Il est l’auteur d’ouvrages importants, tels qu’une traduction de l’Odyssée, ou Les sept Piliers de la sagesse, son autobiographie dans laquelle il raconte chevaucher avec, comme « compagnon de voyage », La Mort d’Arthur, de Thomas Malory, qui est une compilation des romans arthuriens.
[7] Je le précise, mais la lecture a dû le faire deviner : Le prince Andrei Nikolaievich Bolkonsky (ou Bolkonski) est un des personnages principaux du roman de Tolstoï, Guerre et paix.
[8] Cf note n°3
[9] « l’érudition claustrale » est la culture qui a été conservée et transmise dans le milieu fermé des cloîtres religieux au Moyen-Age. Assez curieusement, ces lieux d’abstinence et de chasteté ont aussi été les lieux où ont été conservés et recopiés les ouvrages antiques qui relataient les aventures parfois très licencieuses des dieux, assurant ainsi la préservation de savoirs anciens parfois extrêmement érotiques. On oublie parfois aussi que la Bible elle-même, dans l’Ancien Testament, contient un poème érotique, intitulé le Cantique des cantiques. Ici encore, il s’agit pour Marguerite Yourcenar de montrer à quel point les mythes ont constitué les formes générales dans lesquels les œuvres, à leur suite, ont pu être comme moulées. Comme ces mythes sont très connus, le spectateur des œuvres éprouve spontanément une forme de reconnaissance quand il rencontre les échos de ces archétypes, et cette reconnaissance est une des causes de ce sentiment esthétique qu’est la beauté.
[10] Ici, Marguerite Yourcenar plonge les images mythiques dans les profondeurs de nos rêves. Il s’agit d’inscrire le mythe dans le territoire de l’imaginaire, au-delà du monde physique.
[11] Samuel de Champlain et Vasco de Gama sont des navigateurs et explorateurs des 15ème et 16ème siècles.
[12] Salente est un royaume utopique qu’on « trouve » dans le roman de Fénelon, Les Aventures de Télémaque (17ème siècle)
[13] Les Îles des bienheureux sont un lieu décrit par la mythologie grecque. Situées dans le royaume des morts, elles en sont la partie réservée aux âmes vertueuses qui trouvaient là un parfait repos. Les mythes grecs situaient ces îles à l’extrémité Ouest de l’Afrique, qu’on appelait alors la Lybie. Elles se trouvaient donc dans l’Océan Atlantique, qui formait à cette époque un au-delà du monde des vivants.
[14] Le promontoire des aromates est un lieu géographiquement situé, appelé aujourd’hui le Cap Guardafui. C’est la pointe qui, en Somalie, forme l’extrémité de ce qu’on appelle la Corne de l’Afrique. Dans l’Antiquité, c’était la limite des terres connues. Au-delà, on était censé se trouver au-delà du monde. Montesquieu l’évoque dans son Esprit des lois : « Le Rois grecs d’Egypte découvrirent d’abord dans la mer Rouge la partie de la côte d’Afrique qui va depuis le fond du golfe où est la cité d’Heroum jusqu’à Dira, c’est-à-dire jusqu’au détroit appelé aujourd’hui de Babel-Mandel. De là, jusqu’au promontoire des Aromates, situé à l’entrée de la mer Rouge, la côte n’avait point été reconnue par les navigateurs : et cela est clair par ce que nous dit Artémidore, que l’on connaissait les lieux de cette côte, mais qu’on en ignorait les distances : ce qui venait de ce qu’on avait successivement connu ces ports par les terres, et sans aller de l’un à l’autre. Au-delà de ce promontoire, où commence la côte de l’Océan, on ne connaissait rien, comme nous l’apprenons d’Eratosthène et d’Artémidore. »
[15] Ne trouvant pas mention de ce promontoire en-dehors du texte de Yourcenar, on peut supposer (je suppose en tout cas) qu’il s’agit d’un « sur-nom » qu’elle donne au promontoire des Aromates.
[16] Dans la mythologie grecque, l’Elysée est la partie des Enfers qui est réservée aux héros. Ils peuvent y goûter un repos bienheureux. Détail : pour les grecs, l’Enfer n’est pas connoté négativement comme il peut l’être pour nous, c’est tout simplement le royaume des morts, placé sous le patronage du dieu Hadès.
[17] Virgile : poète romain du 1er siècle. Paul Valéry, auteur français du 20ème siècle. L’idée de Marguerite Yourcenar ici est manifestement de montrer l’ampleur de la force inspirante des mythes de la Grèce antique.
[18] L’Arcadie est une province située en Grèce, au centre du Péloponnèse. Mais c’est aussi un territoire utopique, idéalisé de façon très pastorale, qui a inspiré au 16ème siècle Thomas More pour la rédaction de son œuvre, Utopia.
[19] Yourcenar joint ici les symboles tirés de l’Antiquité romaine, tels que le bonnet phrygien qui rappelle le chapeau porté par les esclaves affranchis, et les allusions à la révolution française, montrant l’intemporalité des formes, et leur capacité à recouvrir et à unifier de très vastes laps de temps.
[20] Pausanias est un géographe et voyageur du 2ème siècle.
[21] Anne de Constantinople fut, brièvement, impératrice de l’Empire byzantin au début du 10ème siècle.
[22] Irène l’athénienne est la première femme connue pour avoir régné seule. Elle fut Impératrice byzantine au 8ème siècle. Ici, Marguerite Yourcenar inverse le sens habituel de l’inspiration, tissant soigneusement histoire et mythe : ce sont ces figures historiques qui inspirent les artistes quand ceux-ci évoquent les personnages mythiques féminins.
[23] Le condottiere est, au Moyen-Age et à la Renaissance, en Italie, un chef d’armée mercenaire, c’est-à-dire non soumise à un Etat. En lui associant l’adjectif olympique, Yourcenar mêle de nouveau les références historiques et mythiques, les périodes romaines et grecques. Et en filigrane, on retrouve la figure d’Achille, qui fut très exactement l’archétype du condottiere, chef de son armée de Myrmidons insoumise à l’autorité d’Agamemnon.
[24] La référence quasi explicite ici de Marguerite Yourcenar au roman de Stendhal, La Chartreuse de Parme, est ici intéressante : ce roman, dont l’action se passe, entre autres, à Milan et Parme, se présente immédiatement comme au-delà de l’histoire dans laquelle, pourtant, il s’enracine, puisque dès son Avertissement au lecteur, il trouble celui-ci, jetant le doute quant à la distinction qu’on pourrait faire entre l’auteur et le narrateur (ici, c’est un des personnages qui avertit le lecteur, alors que l’usage veut que ce soit l’auteur lui-même qui le fasse. C’est un procédé qu’Umberto Eco, auteur italien du 20ème siècle, reprendra à son compte, plaçant plusieurs de ses romans à cheval entre insertion historique et temporalité imaginaire. Pour Stendhal, c’est une façon de placer le roman hors de l’espace- temps « réel ».
[25] Allusion au roman de Maurice Barres, Greco ou le Secret de Tolède (1909)
[26] Attention, histoire complexe, et sale histoire : Oreste est le fils d’Agamemnon, ce roi grec parti diriger la guerre contre la cité de Troie. Pendant cette guerre, Clytemnestre, femme d’Agamemnon, et donc mère d’Oreste prend pour amant Egisthe qui, au retour d’Agamemnon de cette guerre, tue celui-ci. Oreste vengera la mort de son père en assassinant non seulement Egisthe, mais aussi sa propre mère, Clytemnestre. Ainsi frappé de matricide, il errera jusqu’à se trouver à Athènes, sur la colline d l’aréopage, qui domine l’agora. Et c’est là que les citoyens athéniens décidèrent de l’absoudre du meurtre de sa mère.
[27] Ici encore, Marguerite Yourcenar croise les époques, les périodes culturelles et historiques, afin de montrer que les intérêts en apparence divers naviguent en réalité sur le flux des eaux d’un même fleuve dont la source se trouve dans les mythes grecs.
[28] Roman de la fin du 18ème siècle, écrit par Bernardin de Saint-Pierre, qui raconte l’éducation puis la vie amoureuse un peu contrariée par les évènements, de deux enfants vivant sur L’Isle de France, aujourd’hui appelée Île Maurice. Celle-ci permet de placer le récit de cette éducation sur un territoire qui ressemble fort à un paradis naturel et originel retrouvé. Comme si au 18ème siècle l’histoire réelle rencontrait pour de bon le mythe.
[29] Daphnis et Chloé est un roman grec du 2ème siècle.
[30] Référence à Atala, ou Les Amours de deux sauvages dans le désert, roman publié en 1801 par l’écrivain français François-René de Chateaubriand.
[31] Iphigénie, personnage mythique, a une biographie compliquée, et multiple. Mais ici il est fait référence au fait que, fille d’Agamemnon et de Clytemnestre, elle est désignée comme devant être sacrifiée aux dieux pour que l’armée grecque puisse aller combattre à Troie. Elle fut néanmoins sauvée in extremis de la tentative de sacrifice commise par Agamemnon sur sa propre fille (qui motivera Clytemnestre à commettre l’adultère qu’on a évoqué dans la note n°26.)
[32] Référence à Amyntas, livre d’André Gide paru en 1906, qui est une sorte de carnet de voyage oscillant entre observations, prise de notes et imaginaire voire, parfois, fantasmes. On y voit André Gide transformer littéralement et littérairement l’Afrique du Nord dans laquelle il aime voyager. Le titre est une référence aux Bucoliques, de Virgile, poète du 1er siècle AV.J.-C., dont Amyntas est un des personnages.
[33] Marguerite Yourcenar fait ici référence à l’influence qu’a eue la psychanalyse sur le mouvement surréaliste : Freud est celui qui est à l’origine du concept de complexe d’Œdipe, tissant des liens étroits entre les paysages spirituels mythologiques et l’exploration de la psyché humaine dont il a établi les bases.
[34] Le texte n’est pas totalement explicite ici, mais on peut penser, tout particulièrement, aux Baigneuses que Picasso a plusieurs fois peintes, formes abstraites sans âge, semblant puiser leurs forces dans l’art des Cyclades – cet art plus ancien encore que l’art antique, puisqu’il remonte aux temps archaïques, qui influença entre autres Giacometti et Picasso – dont il propulse les archétypes au-delà même de la modernité.
[35] Laissez-vous, tout simplement, bercer par cette très belle phrase. Méditez là et soyez en habités.
[36] Les Idylles sont la forme des poèmes écrits par René Chénier à la fin du 18ème siècle pour son recueil Les Bucoliques. L’idylle est un petit poème sur des thèmes pastoraux et amoureux. Si Yourcenar évoque sa naissance, c’est parce que sa ville natale est Constantinople.
[37] Je n’en suis pas absolument certain, mais après quelques recherches, il me semble que Marguerite Yourcenar fasse ici référence à l’Impératrice Elisabeth de Bavière, mariée à l’Empereur François-Joseph d’Autriche, plus connue pour nous sous le nom de Sissi, depuis que ses aventures très romancées ont été immortalisées sous forme de feuilleton télévisé. L’Impératrice d’Autriche avait en effet découvert l’île de Corfou en 1861, lors d’un de ses voyages en Grève. Se sentant très mal à Vienne au sein de la Cour, elle fit construire à Corfou une villa de style antique, entièrement dédiée au héros mythique Achille, dont elle fit venir plusieurs statues afin de vivre dans ce qui s’apparenterait presque à un temple. L’Achilleion (c’est le nom de cette villa de style pompéien) est donc sans doute ce passage entre le monde « réel » et cet au-delà dans lequel l’Impératrice trouvait refuge.
[38] Lord Byron est un poète britannique mort en 1824 en Grèce, alors qu’il s’était engagé auprès du peuple grec dans la guerre que celui-ci mena contre les Ottomans pour retrouver son indépendance.
[39] Cette dernière référence est d’autant plus mystérieuse que Marguerite Yourcenar commet à son sujet une erreur : il ne s’agit pas de Robert Brooke, mais de Rupert Brooke, poète anglais estimé entre autres, par André Gide, tout particulièrement pour ses War sonnets. Il mourra au large de la Grèce en 1915, en participant au sein de la marine britannique à la Bataille des Dardanelles qui opposa les troupes Ottomanes aux armées britannique et française. Cette bataille fit émerger les premiers mouvements indépendantistes turcs mettant fin à l’Empire Ottoman. Rupert Brooke est toujours inhumé sur le sol grec.
En rajouter une couche
Illustrations extraites, successivement des films. Je n’en dis pas plus, voyez-les un jour, vous comprendrez :
Another Earth; Mike Cahill, 2011
Us; Jordan Peele, 2019
Ennemy; Denis Villeneuve, 2014
Le titre du post lui-même n’est rien d’autre que le nom, dans la mythologie grecque, d’une nymphe qui, démembrée puis reconstituée, était vouée à répéter inlassablement la dernière parole ayant été prononcée devant elle. Ayant toujours le dernier mot, elle n’aura jamais le premier.
Enfin, si certains veulent le document en .pdf, avec quelques illustrations en moins, le voici :