Socrate – Rencontre du quatrième type

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Erik Satie - Socrate1916, la princesse de Polignac demande au compositeur Erik Satie de lui écrire une pièce musicale qui aurait servi d’accompagnement à la lecture de textes de philosophie antique, par elle-même ainsi que d’autres voix féminines. Satie fait dévier le projet en écrivant une musique sur laquelle le texte, exclusivement extrait des oeuvres de Platon, sera chanté, et non lu. L’oeuvre s’intitule dès lors Socrate et comprend trois mouvements : Portrait de Socrate, dont le texte vient de l’apologie de Socrate, Sur les bords de l’Illissus qui met en musique des extraits du Phèdre, et la Mort de Socrate, qui reprend le Phédon. C’est ce troisième mouvement qui emporte l’oeuvre, bien que Satie parvienne à y maintenir un calme total, grâce à l’absence totale de pathos, pathos qui aurait été ici tout à fait déplacé, complaisant.

Cette « blancheur » de la mise en musique sera copieusement reprochée à Satie, certains critiques voyant même dans cette oeuvre l’absence de toute proposition musicale, un vide débouchant sur l’ennui. Pourtant, on a là quelque chose d’inespéré que seul un avant-gardiste tel que Satie pouvait proposer. Lui qui avait offert jusque là des petites mécaniques musicales, des curiosités de salon dont on saluait l’esprit et souvent l’humour, on l’imaginait mal s’attaquer à un texte aussi lourd de drame et de sagesse. Or, le détachement dont la musique fait preuve, la volonté de ne céder à aucune facilité de mise en scène, de laisser au texte seul porter la tension sont ce qui pouvait arriver de mieux au texte lui-même, qui est restitué dans toute sa richesse, et à l’esprit, que rien ne vient trahir.

Si il y a de l’humour dans cette oeuvre, il se tient sans doute dans son sous-titre : « drame symphonique ». L’expression est une claire référence à Berlioz, dont on peut écouter les compositions, pour se faire une idée de ce qui sépare les deux hommes quand il s’agit de mettre en scène le drame (ou, précisément, chez Satie, de le présenter sans le représenter), et saisir ce que peut vouloir dire ici le mot « avant-garde », un peu comme si on mettait un tableau de Delacroix en face du carré blanc sur fond blanc de Malevitch. Ce détachement est ainsi un signe de compréhension et de respect de l’oeuvre de Socrate, et une interprétation la plus discrète possible de la mort du père de la philosophie. La discrète répétition des motifs, l’absence d’envolées mélodiques, l’usage de vibrations harmoniques (Satie en était tellement friand qu’il en faisait ce qu’il appellait un « herbier ») sont tout à fait révolutionnaires, y compris pour des oreilles qui sont un siècle plus « jeunes » (à moins que ce soit, précisément, l’inverse) que l’oeuvre elle-même. L’oeuvre fut conçue pour orchestre et solistes, mais Satie en extrapolera une version pour piano et voix, que nous préfererons ici, justement parce qu’elle va plus loin encore dans le dépouillement, particulièrement dans les exécutions données par des ténors, même si ces voix masculines auraient sans doute fortement déplu à la princesse de Polignac (mais comme cette préférence n’était, en fait, pas tout à fait musicale, on ne tiendra pas ici compte de sa préférence !). Les versions proposées par les voix de sopranos rejettent en effet trop facilement le texte au second plan, et font émerger du pathos là où il peu souhaitable qu’il s’en trouve. Néanmoins, pour progresser en douceur dans cette musique, sont ici proposées les deux versions, soprano pour une plus grande musicalité, et ténor pour un plus grand ascétisme, un autre recueillement et un meilleur attachement au texte. Dans un cas comme dans l’autre, on pourra, après écoute, ou avant écoute, se reporter au texte de Platon lui-même (en l’occurrence, il s’agit donc du dialogue intitulé Phédon). Mais pour l’heure, je conseille de se laisser porter par la musique et les voix, sans se laisser extraire de cette expérience par la manipulation d’un livre.

Pour ceux qui auraient du mal à entrer dans cette forme musicale, qu’ils essaient d’y voir une espèce d’exercice socratique : le plus souvent, quand on demeure hermétique à un style, c’est qu’on croit déjà savoir ce qu’est censée être la musique, et qu’on rejette spontanément tout ce qui ne correspond pas à ce dogme qu’on s’est constitué de manière tout à fait spontannée. Or, n’écouter que ce qui apparaît spontannément comme conforme à ce dogme, c’est tomber dans la simple complaisance, qui n’a en fait que très peu à voir avec la véritable expérience esthétique. Tout comme Socrate se présente comme ignorant, il est nécessaire, pour goûter à la musique, d’être « ignorant » en ce domaine. Non pas qu’on n’ait aucune culture en ce domaine : au contraire, plus la culture est vaste, et plus on mesure sa propre ignorance. En ce sens, cette écoute constituera pour les oreilles un peu trop formatées un bon exercice socratique. Les dernières notes de la pièce, en forme d’introduction suspendue, feront en sorte que cette expérience ne soit qu’une entrée en matière, tout comme la mort dont elles se font l’écho.

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