Dix minutes de silence

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En complément de ce qui précède, un court métrage.

Le jour de la mort de John Lennon, le réalisateur français Raymond Depardon se trouve à New-York. Comme tout le monde, il apprend par les medias la nouvelle de l’assassinat, et il sait que le lendemain, un rassemblement aura lieu, à Central Park, pour respecter dix minutes de silence en hommage au chanteur. Il s’y rend, avec sa caméra, et va se contenter de filmer en plan séquence ces quelques minutes. Rien de particulier ne se passe, il pense même un instant avoir raté son document.

Pourtant, quand on prend la peine de se laisser un peu emporter par le document, on peut éprouver la densité de ce qui est vécu collectivement à ce moment précis, pendant ce laps de temps. C’est d’autant plus intéressant que va peu à peu se construire chez Depardon un principe de prise de vue, tant cinématographique que photographique qui va justement consister à jouer sur les densités temporelles, élaborant le concept de « temps faible », ces marges temporelles où rien de décisif ne se passe, et qui constituent pourtant la trame temporelle sur laquelle se tissent nos existences. Dès lors, le plan séquence a tout son sens, même si, en terme d’image, rien ne semble avoir lieu. C’est bien là le travail de celui qui capte des images : donner à voir au delà de ce qui se donne spontanément à voir, patienter et faire patienter.

Quant au public présent, qui se positionne nécessairement par rapport à Chapman, puisque celui ci vient simultanément de retirer à tout le monde l’objet de culte, mais permet le rassemblement de tous dans ce culte, selon les critères qu’on a utilisés dans l’article précédent, on pourrait dire qu’ils ne font pas encore preuve d’un détachement nécessaire, et que l’impossibilité du désir n’a pas été encore pleinement saisie, ni acceptée. D’une certaine manière (et en faisant abstraction du fait que le processus, en l’occurrence, engage la mort d’un être humain, quelle que soit la part prise par celui ci dans le processus qui mena à son propre anéantissement), on peut considérer que Chapman aida ceux qui, ce jour là, se réunirent et ceux qui de par le monde partagèrent une pensée commune pour cet homme assassiné, à placer à sa juste place l’objet de leur désir.

Sur le court métrage lui même, voici avec quels mots Depardon lui même en parlait lors d’une interview donnée, sur Arte, au magazine « Court-circuit » (2004) :

« C’était la première fois que je faisais ça. Je suis à New York et j’apprends qu’il y a « dix minutes pour John Lennon ». Ce n’était pas la minute pour Ian Palach mais dix minutes ! Je me dis que c’est l’autonomie d’un magasin 16 mm et je pars. Arrivé sur place, je ne suis pas avec la presse, je suis dans la foule et je ne sais plus quoi faire. Je filme autour de moi sans savoir si je tourne à gauche ou à droite… À un moment, sans doute vers 4/5 minutes, je suis paniqué et je me dis : « C’est une catastrophe, ton plan séquence est foutu ». Je ne peux pas marcher, des gens sont allongés partout, mais je ne m’arrête pas de tourner et là, c’est formidable, on est vraiment dans quelque chose d’autre que le cinéma, il n’y a plus de moteur, il n’y a plus d’actualité, il n’y a plus de Ian Palach, il n’y a pas de scoop… Il y a des gens qui pleurent et d’autres qui viennent du bas de Wall Street, en imperméable, impeccables, des gens qui sont cadres supérieurs à Wall Street mais qui sont venus quand même car c’était leur héros… On voit aussi que ça ne les gêne pas d’être filmés. Je suis tout seul puisque mon micro est sur la caméra mais je suis avec eux. C’est impensable d’imaginer ce film monté plan par plan. Cela ne voudrait rien dire. Cela n’aurait aucune force. »

On ne saura trop chaudement recommander aux élèves (et aux autres !) de prendre le temps de se confronter plus amplement au travail de Raymond Depardon, que ce soit dans le domaine du documentaire, ou celui de la photographie. Que ce soit sur les objets abordés (la justice, la paysannerie), ou sur la forme adoptée, on a là une source inépuisable de réflexion, et des images suffisamment marquantes pour fixer durablement un certain nombre de concepts.

Document : 10 minutes de silence pour John Lennon; Raymond Depardon, 1980

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