Reprazent

In 24 fois la vérité par seconde, Bonus, Douglas Sirk
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A la faveur des projections de notre Ciné-club, poursuivons le vagabondage dans ce qui pourrait avoir l’air d’une zone « hors programme » si, en philosophie, le programme avait de quelconques limites.

Vendredi 11 février, à partir de 17h15, avis de tempête dans la salle 215. On projette Mirage de la vie (Imitation of life, Douglas Sirk, 1959), véritable tear-jerker; venir avec ses kleenex. Si le film a laissé une image dans la mémoire de ceux qui l’ont vu, c’est celle de sa grandiose dernière scène, enterrement spectaculaire et poignant de celle qui, pourtant, n’était pas l’héroïne du film. Revanche d’un personnage ? Pas seulement : celle qui s’efface de la vie n’y avait jamais tenu de grand rôle, et si elle est ici en grande représentation, c’est qu’elle savait de son vivant que sa mort serait son seul quart d’heure de gloire, apothéose de son invisibilité dont on a compris qu’elle est dûe, paradoxalement, à ce que tout le monde, y compris sa propre fille, ne voit d’elle qu’une seule chose : elle est noire avant d’être qui que ce soit d’autre. Et si cette dernière scène est si éprouvante pour la salle, c’est que c’est à la splendeur du martyr que Sirk convie un public qui, il faut le rappeler vit encore en 1959 aux Etats unis, sous les lois Jim Crow, ségrégationnistes, qui ne seront abolies par le civil rights act qu’en 1964, public assis entre deux chaises, donc, mis sous tension par la mise en scène de son propre regard, aveugle à celle dont il pleure maintenant la disparition.

S’il y a bien un genre qui pousse le paradoxe de la représentation le plus loin, c’est le mélodrame : face à ces récits au cours desquels des vies sont pliées, broyées sous les coups du destin, le spectateur a une position ambivalente, à mi-chemin de la détresse partagée (la fameuse sympathie) et de la complaisance. Tout dans le mélodrame, y compris les pires choses, se fond dans les décors de la vie bourgeoise. Rien ne semble transpercer le décorum, tout est à sa place mais c’est un peu comme si, précisément, plus les choses demeurent dans leur statut à l’écran, et moins le spectateur parvient à rester en place; et à un moment, ça déborde. Et on sait bien à quel point ce moment où les digues des sentiments cèdent est simultanément une déchirure et une jouissance. Et on ne peut pas demeurer en apnée pendant presque deux heures.

En 1982, à la faveur d’une nouvelle édition du film, Serge Daney publie dans Libération un texte qui se focalise sur cette dernière scène. On répète souvent en cours que connaître la fin d’un film n’a aucune importance. Mais il ne faut pas forcément croire ce que l’on dit. Alors si vous préférez ne pas savoir, mieux vaut ne pas lire ce qui suit. Mais savoir permettrait d’être attentif à ce qui ne se voit pas, derrière l’imitation, c’est à dire ce vers quoi le film accompagne, sans pouvoir le montrer.

LA FAMEUSE DERNIERE SCENE

Douglas Sirk, Mirage de la vie (Imitation of life)

Le final de Mirage de la vie est un morceau d’anthologie.
Il y a ceux qui ne connaissaient pas le fil. Jusqu’ici, on les plaignait. Maintenant, on leur dit : allez-y, allez-y puisqu’il ressort (à l’Action Christine [Note du moine copiste : et le 11 Février 2011 en salle 215 pour les élèves de mon lycée]). Il y a ceux qui l’ont vu, une fois, et qui l’ont revu, plus d’une fois, ou à qui on l’aura raconté. Mirage de la vie ? Ah oui, la scène finale avec Mahalia Jackson, à laquelle personne – animal, végétal ou minéral – ne peut rester insensible ? Le moment où celui qui ne serait pas déjà transformé en serpillière humaine sent qu’il sanglote ? La fameuse scène finale de Mirage de la vie ? Eh bien, parlons-en.
Donc, Annie Johnson meurt de chagrin parce que sa fille Sarah Jane l’a reniée, elle et sa race, et qu’elle a voulu vivre au loin comme une Blanche. Auprès de son lit de mort, il y a quelques secondes, on pleurait déjà : Lana Turner était ravagée, Sandra Dee ressemblait à une petite vieille, l’inexpressif John Gavin avait l’air abattu. Et soudain, changement de décor, contre-plongée sur une (grosse) femme noire : Mahalia Jackson se met à chanter Trouble in the world ! [Note du moine copiste : sur ce point, Serge Daney confond Trouble of the world, de Mahalia Jackson, et Trouble in the world, de Bob Marley] Choc cinéphilique connu (CCC). On enterre Annie Johnson en grande pompe et en musique : quatre chevaux blancs tirent un fourgon noir chargé d’un monceau de roses blanches. La mauvaise fille arrive presque trop tard pour étreindre le cercueil en criant « I killed her. » Larmes.
Cette fameuse dernière scène est forte. Ce grand moment du mélo américain est aussi un coup de force. La dernière fois que je revis le film, surmontant ma douleur, j’eus la force de me demander si le secret de Douglas Sirk n’était pas là. Car ce final n’est si bouleversant que parce qu’on se demande soudain si c’est bien le même film qui continue. On se souvient alors d’une courte scène où Annie, déjà malade, disait avec fierté avoir réglé son enterrement dans ses moindres détails. Puis d’une autre où, au détour d’une conversation, Lora Meredith découvrait (avec la surprise idiote des patrons blancs compréhensifs) qu’Annie, la bonne et fidèle Annie, existait en dehors d’elle. Et que faisait-elle, Annie Johnson ? Elle s’occupait de religion, elle était baptiste, appartenait à de nombreuses loges, était bonne et bigote, un peu Tante Tom, mais avec beaucoup d’amis.
Et voilà qu’ils sont tous là, les amis. Des gamins en habits du dimanche aux prêtres à l’air grave des pros de la spiritualité. Le gospel, la dignité, le peuple noir en deuil : swing high, swing low, sweet chariot. Alors, le soupçon se confirme : et si c’était elle, le personnage principal du film ? E si c’était Annie Johnson ? Et si on n’en avait rien su, ni rien vu ? Mais alors, quel film a-t-on vu ?
Parce que, osons le dire, la résistible ascension de Lora Meredith, la reine platinée de la scène et de l’écran, n’a pas beaucoup d’intérêt. Pire : peu de films auront montré avec autant d’indifférence polie la médiocrité de l’american dream, sa fureur midinette, sa bravoure bête. Il fallait le regard de Detlev Sierck [Note du moine copiste : Douglas Sirk était né en Allemagne, dans une famille d’origine danoise (il sera d’ailleurs éduqué au Danemark) ; en 1937, il fuira l’Allemagne pour se réfugier aux Etats Unis, laissant derrière lui un fils, embrigadé dans les jeunesses hitlériennes, qu’il n’avait plus le droit d’approcher ; comme quoi l’apparence d’excès tragique des mélodrames n’est pas forcément un faux semblant]. Il fallait le métier de Douglas en fin de carrière hollywoodienne pour que Lora Meredith, ses vingt-quatre toilettes et son bovarysme de woolworth (le woolworth est une sorte de prisunic yankee, Ndlr) fassent naître chez le spectateur un soupçon. Et si tout se soin pour farder, vêtir et revêtir, vieillir et rajeunir, cette « imitation de la star » qu’était alors Lana Turner n’était là que pour nous tromper ? Ou nous suggérer que c’est ailleurs qu’il aurait fallu pouvoir regarder. Vers le peuple noir.
Car Annie Johnson est le personnage clé du film. Une mère en a caché une autre. La noire est la bonne, l’autre est un artefact. Mais la mère noire a un défaut : elle est noire. En bonne logique hollywoodienne, il faut au moins qu’elle meure pour que ses amis, le peuple noir, aient droit à l’image. In extremis, les trente secondes de Mahalia Jackson annulent une heure et demie de Lana Turner. C’est pourquoi, dans la fameuse « dernière scène », un peu de regret se mêle à nos larmes. Nous pleurons l’autre film, celui que nous n’avons pas vu, avec Lana Turner dans une petit rôle.

Miroir=abîme

L’hypocrisie hollywoodienne est sans bornes. En 1958, la Universal voulait bien d’un film qui aborde « la question raciale », mais si possible sans Noirs. D’une telle contradiction, un seul cinéaste pouvait jouer : Douglas Sirk. Car n’importe quel critique de cinéma normalement constitué vous le dira : Sirk est le cinéaste du miroir. Rien ne le trouble plus que l’abîme entre la chose reflétée et le reflet déformant. Abîme sans fond. Le miroir ne nous donne jamais que l’image d’une image. Une image en cache une autre, vient à la place d’une autre. On n’en sort pas. (C’est ça, l’effet de kitsch).
C’est bien parce qu’elle a eu cette idée immodeste et revancharde de funérailles grandioses qu’Annie Johnson accède post mortem au statut d’image. La fameuse dernière scène de Mirage de la vie, c’est aussi : bienvenue au royaume de l’imitation, ma chère Annie. Et le faux, ça se fabrique. C’est tout un métier – et pas des pires. Le cinéma de Sirk, c’est un peu le trip de Charon. Tout personnage déposé sur la rive de l’écran est devenu une imitation. Comme une pluie toc de diamants dans l’écran noir d’un générique. Il n’y a pas d’exception. Le cinéma, c’est seulement la barque et les larmes l’effet d’un léger mal au cœur. »

Libération, le 3 mai 1982

NB : l’illustration est un photogramme du film, mais il faut noter que Mirage de la vie est en couleur, et pas en noir et blanc. L’information n’est pas anecdotique quand on sait à quel point Sirk est méticuleux dans son traitement des couleurs, méticulosité parfois piétinée par les éditions dvd qui ne respectent justement pas ce travail.

Quant au texte de Daney, on peut le retrouver p. 320 sq. de son recueil La Maison cinéma et le monde – vol. 2, les années Libé 1981-1985

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