Aux ignorants les mains pleines

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Tous les conseils de méthode concernant la dissertation insistent sur ce point : une introduction doit comporter une problématique claire, parce que sans celle ci il n’y a pas de véritable réflexion mise en oeuvre dans la suite du devoir. Si cette exigende déconcerte un grand nombre de candidats, c’est qu’elle leur impose une attitude contraire à ce qui les rassure lors d’un examen : l’aveu d’une ignorance. Poser un problème, c’est en effet admettre qu’on ne sait pas quelque chose, qu’on devine même que cette connaissance va se heurter à des obstacles majeurs, et que par définition, la question posée n’est pas de celles qui ont une réponse inscrite quelque part, qu’il suffirait de connaître afin d’y répondre correctement. L’ignorance n’a donc pas le même sens, et la même valeur, selon qu’on l’évoque dans des domaines factuels, qui permettent de mettre tout le monde d’accord sur une affirmation objective, et dans les domaines où il est nécessaire de se confronter à des problématiques, dont on devine que c’est précisément le jugement dogmatique qui constituerait une faute première empêchant de cheminer vers la vérité.

Le texte de Kant qui suit, qui fait partie des « grands classiques du répertoire », aborde la question de l’ignorance à partir des éléments qu’on vient d’évoquer. Il n’oppose donc pas, comme on a l’habitude de le faire, ignorance et savoir, mais montre qu’au sein même de l’ignorance, il y a des distinctions plus intéressantes à effectuer. On verra qu’au delà de ce strict problème touchant aux voies autorisées dans l’approche de la vérité, cet extrait est aussi une porte d’entrée intéressante à la pensée générale de Kant.

« L’ignorance peut être ou bien savante, scientifique, ou bien vulgaire. Celui qui voit distinctement les limites de la connaissance, par conséquent le champ de l’ignorance, à partir d’où il commence à s’étendre, par exemple le philosophe qui aperçoit et montre à quoi se limite notre capacité de savoir relatif à la structure de l’or, faute de données requises à cet effet, est ignorant de façon technique ou savante. Au contraire, celui qui est ignorant sans apercevoir les raisons des limites de l’ignorance et sans s’en inquiéter est ignorant de façon non savante. Un tel homme ne sait même pas qu’il ne sait rien. Car il est impossible d’avoir la représentation de son ignorance autrement que par la science, tout comme un aveugle ne peut se représenter l’obscurité avant d’avoir recouvré la vue. Ainsi la connaissance de notre ignorance suppose que nous ayons la science et du même coup nous rend modeste, alors qu’au contraire s’imaginer savoir gonfle la vanité. »

Kant – Logique, introduction

Entrée en matière

Etre écolier, c’est avoir enregistré depuis sa plus tendre enfance que le savoir vaut mieux que l’ignorance. Les cours sont principalement constitués de connaissances à accumuler, dont les devoirs vérifieront qu’elles ont été correctement acquises. Ainsi, dans une vie d’élève, l’ignorance est-elle toujours considérée comme une faute professionnelle, donnant lieu à des sanctions désagréables.
On pourrait déduire de cette expérience quotidienne qu’une valeur suprême devrait être accordée au savoir, quand l’ignorance serait, elle, systématiquement condamnée. Mais une telle valorisation aurait un revers : on pourrait aussi en tirer une règle de comportement consistant à simuler, en toutes circonstances, la connaissance : si l’ignorance est une faute, alors il ne faut jamais s’avouer ignorant et toujours faire mine de savoir afin d’éviter la réprobation générale. Que ce soit dans les conversations privées ou les débats publics, on n’admet jamais qu’on ne sait pas, on se doit de passer pour expert dans le domaine dont on discute, quel qu’il soit, et ce d’autant plus qu’on perd toute autorité si on est pris en flagrant délit d’ignorance au beau milieu de la dispute.
Pourtant on sait bien, tous autant que nous sommes, qu’une telle valorisation absolue du savoir conduit finalement moins à constituer une connaissance véritable, qu’à donner le change aux yeux des autres quant au savoir qu’on est supposé posséder. Et le mieux, souvent, pour être convaincant, c’est de s’être convaincu soi même et de faire preuve de confiance en soi. Ainsi, à trop vouloir valoriser la connaissance contre l’ignorance, on en vient à ne plus pouvoir discerner le savoir véritable d’une connaissance simulée, puisque sur ces beaux principes, nous affirmons avec d’autant plus d’aplomb ce dont nous sommes le plus incertains.

La distinction essentielle sur laquelle se fonde l’argumentation de ce texte :

Il est possible de saisir de manière plus fine cette question du rôle et de la valeur qu’ont, relativement l’une à l’autre, l’ignorance et le savoir. C’est ce que propose Kant dans cette introduction à sa Logique : distinguer, dans l’ignorance, ce qui est fertile de ce qui est stérile. Or, on va constater, dès les premiers mots, que paradoxalement, l’ignorance stérile est précisément celle qui se fait passer pour une connaissance :

Si le texte s’appuie sur une distinction, ce n’est pas celle qui sépare l’ignorance du savoir, mais plutôt celle qui permet de séparer l’ignorance vulgaire de son opposée, l’ignorance savante, ou scientifique. Le passage s’ouvre sur cette distinction, qui va être détaillée dès la deuxième phrase : est ignorant de manière technique, ou savante, ou encore scientifique, celui qui sait qu’il ignore. Il n’y aurait pas, dès lors, d’un côté l’ignorance, et de l’autre le savoir, puisque le savoir semble être constitutif d’une certaine forme d’ignorance. Cela se comprend si on définit le savoir comme ne pouvant jamais être absolu : savoir, c’est être détenteur d’un certain nombre d’informations, tout en étant conscient qu’on ne les possède qu’en quantité limitée, peut être même de manière seulement provisoire. Ainsi, avoir une claire conscience de son propre savoir, c’est accorder à celui-ci non pas une valeur absolue, mais une valeur relativisée par la frange d’ignorance qui le cerne de toute part, qui le déborde et qui le noie parfois.
Lorsque Kant évoque la structure de l’or, il a précisément pour intention de montrer en quoi le scientifique se distingue par son aptitude à avoir conscience de tout ce qu’il ne sait pas. C’est ce qui permet de ne pas le confondre avec l’alchimiste qui, lui, parce qu’il entretient un rapport mystique et intime avec la matière, est persuadé de pouvoir en tirer les substances les plus précieuses en imaginant par exemple transformer le plomb en or. Au 18è siècle, la physique et la chimie expérimentales balbutiantes prennent conscience, parce que leurs connaissances sont limitées, qu’une telle transformation réclamerait une connaissance très intime de ces matières, qui fait alors défaut. « Faute de données requises à cet effet », il faudra admettre que le pouvoir sur l’or est limité, et qu’on ne pourra pas en produire à volonté tant qu’on n’aura pas comblé les lacunes de connaissances. On peut alors parler d’ignorance technique, scientifique, ou savante, qui sait ce qu’elle doit chercher pour progresser.
A l’opposé, donc, se trouve celui qui n’a aucune conscience des limites de son propre savoir, persuadé d’en savoir déjà suffisamment, convaincu qu’il n’y a pas de limites à sa connaissance au-delà desquelles se trouveraient d’autres savoirs qui pourraient le renseigner davantage. Cette ignorance est dès lors d’autant plus solide qu’elle se fait passer pour un savoir absolu, indiscutable aux yeux de celui qui l’avance, celui-ci n’ayant aucune conscience que d’autres savoirs pourraient lui être opposés. C’est bel et bien une ignorance, puisqu’il s’agit objectivement d’un manque de connaissances, mais aux yeux du principal intéressé, il s’agit ni plus ni moins que du seul savoir qui puisse être possédé. N’ayant aucune idée qu’un point de vue extérieur à sa propre connaissance pourrait être envisagé, dénué dès lors de tout sens critique, de toute aptitude à la prise de distance avec ses propres jugements, incapable de réflexion (puisque celle-ci ne s’apparente pas à la simple « pensée », mais réclame d’instaurer un dialogue entre sa propre pensée telle qu’elle est déjà constituée et cette autre pensée, évoluée, qu’elle pourrait devenir en se mettant en mouvement), l’ignorant vulgaire est celui qui a, tout simplement, les idées arrêtées et n’envisage pas de les mettre en mouvement, soit que le projet ne lui vienne pas à l’esprit, soit qu’il se crispe nerveusement sur ses dogmes personnels, dans l’intuition fébrile du danger qu’il y aurait à les fragiliser en les remettant en question (les savoirs les plus fragiles sont ceux qui s’expriment, dans la bouche du dogmatique, de la manière la plus monolithique et la plus définitive, qu’on pense à Einstein affirmant péremptoirement que « Dieu ne joue pas aux dés », refusant par principe d’émettre l’hypothèse que les phénomènes puissent être, ne serait ce qu’en partie, provoqués par une frange de hasard).

La thèse du texte, et la manière dont paradoxalement, on peut connaître l’ignorance :

Ainsi, la thèse du texte de Kant ne réside pas dans la simple distinction entre ces deux formes d’ignorance. Elle consiste plutôt à hiérarchiser les ignorances en donnant ses lettres de noblesse à l’ignorance savante, pour mieux invalider l’ignorance vulgaire. C’est qu’il en va de la possibilité d’établir une progression de la connaissance : si on laisse les aveugles décréter que la lumière n’existe pas sous le prétexte que l’absence du sens de la vue leur interdit de former seulement l’idée de ce que pourrait être la lumière, alors les savoirs seront définitivement figés dans l’état où une culture les transmet, sans possibilité de remise en question, et sans aucune chance dès lors d’intégrer des évolutions pourtant nécessaires.

La manière dont Kant évoque l’exemple de l’aveugle est d’ailleurs intéressante, car à strictement parler, elle semble au premier abord ne pas être tout à fait logique : « un aveugle ne peut se représenter l’obscurité avant d’avoir recouvré la vue ». Spontanément, on écrirait plutôt qu’un aveugle ne peut pas se représenter la lumière, puisque c’est ce à quoi il n’a pas accès. A priori, l’obscurité étant son monde, il devrait la connaître à la perfection. Pourtant, Kant semble bien affirmer que c’est l’obscurité qu’il ignore, précisément parce qu’il ne voit pas. C’est donc que ce qu’il veut vraiment établir, c’est que la connaissance ne peut s’établir qu’à la condition de pouvoir envisager la possibilité d’un regard extérieur à elle-même : je ne connais l’obscurité qu’à partir des limites de la lumière. Pareillement, je ne connais ma propre connaissance que si je peux l’observer depuis le territoire de l’ignorance. Et inversement, je ne peux me représenter mon ignorance qu’à la condition de posséder un savoir depuis lequel je pourrai voir « distinctement les limites de la connaissance ». Par cet exemple de l’aveugle qui ne peut pas connaître l’obscurité parce qu’il ne saurait en cerner les limites, parce que pour lui l’obscurité est un absolu qui ne saurait être remis en cause, on comprend beaucoup mieux pourquoi, dès la deuxième phrase de l’extrait Kant définissait le savoir en recourant à un vocabulaire topologique, où il était question de « limites », de « champ », de territoires « à partir d’où commence à s’étendre » un autre territoire : c’est que le savoir ne s’établit pas à partir de lui-même, mais à partir de l’ignorance qui le délimite.

L’intérêt que présente ce texte pour la compréhension de la démarche générale de la pensée de Kant :

Dans la philosophie de Kant, une telle analyse des rapports entre savoir et ignorance est cruciale, car on pourrait considérer que sa pensée toute entière est fondée sur un questionnement à propos de cette délimitation. Pour Kant, la première erreur de celui qui cherche la vérité serait de croire qu’il est possible à l’homme de tout savoir. Son œuvre principale, intitulée « Critique de la Raison pure », se consacre entièrement autour de la première question que doit se poser celui qui s’aventure à philosopher : Que puis-je savoir ? Prendre cette question au sérieux, c’est tout d’abord reconnaître la possibilité qu’on ne soit pas d’ores et déjà omniscient, mais c’est aussi émettre l’hypothèse qu’on ne le sera jamais, que des territoires demeureront à jamais extérieurs à la sphère de la connaissance. Il en va ainsi, pour Kant, de la théologie et de la métaphysique : dans la mesure où ces domaines ne relèvent pas d’une expérience qui permette d’observer des phénomènes à partir desquels s’établira une connaissance, il faudra admettre qu’ils ne peuvent pas faire l’objet d’une connaissance, et qu’ils constituent les territoires de l’espoir, c’est-à-dire de l’inconnu. C’est une telle distinction des sphères du savoir et de l’ignorance qui autorise Kant à demeurer modeste sur le terrain des affirmations qui, pourtant, font l’objet chez tant d’hommes d’affirmations définitives exprimées sur le ton de l’autorité de celui qui « sait » : l’existence de Dieu, par exemple, pourra d’après Kant, faire légitimement l’objet d’un espoir, mais on devra admettre qu’elle ne fait pas l’objet d’un savoir, d’une connaissance établie. Evidemment, il en va de même de son inexistence. Ainsi, sur la base des distinctions kantiennes, on peut établir cette position qu’on appellera agnosticisme (du grec agnostos qui désigne l’ignorant), qui ne s’affirme ni dogmatiquement théiste, ni tout aussi dogmatiquement athée, pour la simple raison que ce domaine se tient au-delà des limites de la connaissance, ce qui n’interdit nullement la foi, pour peu que celle-ci ne se présente pas comme une connaissance, mais comme un mouvement vers, justement, ce qui n’est pas connu.

On pourra, à partir de ce texte, se lancer dans la lecture de passages un peu plus épineux du même auteur, dans lesquels on trouvera quelques repères, puisqu’on aura compris que Kant dresse finalement une carte de la connaissance, établissant les zones explorées, les territoires demeurant à visiter, et ceux qui demeureront définitivement hors d’accès de la Raison humaine :

« Le premier pas dans les choses de la raison pure, pas qui en marque l’enfance, est dogmatique. Le second pas, dont nous venons de parler, est sceptique, et témoigne de la circonspection du jugement averti par l’expérience. Or il faut encore un troisième pas, et il n’incombe de la faire qu’au jugement mûr et adulte qui se fonde sur des maximes fermes et d’une universalité inattaquable: il consiste à soumettre à l’appréciation non pas les faits de la raison, mais la raison même, dans tout son pouvoir et dans toute la capacité qu’elle a de parvenir à des connaissances pures a priori. Ce n’est plus ici la censure, mais la critique de la raison: grâce à cette critique, on ne se contente plus de présumer des bornes de la raison, mais on en démontre, par des principes, les limites déterminées; on ne conjecture pas seulement son ignorance sur tel ou tel point, mais on la prouve relativement à toutes les questions possibles d’une certaine espèce. »

Kant; Critique de la raison pure, Théorie transcendantale de la méthode

On pourra, plus largement lire tout le passage intitulé De l’impossibilité où est la raison pure en désaccord avec elle-même de trouver la paix dans le scepticisme. Cela commence par les mots suivants, que le passage que nous avons étudié éclaire :

« La conscience de mon ignorance (si cette ignorance n’est pas en même temps reconnue comme nécessaire), au lieu de mettre fin à mes recherches, est, au contraire, la vraie cause qui les provoque. »

On conseille de lire la suite, on y croise en permanence les notions de « bornes » et de « limites », qui seront les différents types de frontières établies par Kant, les unes mobiles, les autres intangibles, entre ignorance et savoir.

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